1 | Introduction
1La gestion des déchets urbains par les institutions municipales comporte plusieurs aspects : i) un plan matériel (les contenants pour les déchets), ii) des procédures validées (les modalités de collecte, de transport et de traitement des déchets), iii) une communication en direction des usagers en tant qu’acteurs individuels de la propreté (Guitard et Milliot 2015). Cette communication se déploie entre autres au moyen de messages écrits dans l’espace public1. Le but est d’inciter les acteurs à se débarrasser de leurs déchets dans les règles. On décèle alors deux stratégies qui se laissent résumer grossièrement ainsi : lier étroitement l’information à l’action, ou désolidariser le message et l’action, autrement dit créer un ensemble de représentations que l’acteur pourra activer lorsqu’il se trouvera dans une situation où il voudra se débarrasser d’un déchet. Ces stratégies se reflètent dans les genres de discours mobilisés dans les messages écrits dans l’espace public (Eggs 2013, Behr 2023).
2Les messages en direction des acteurs individuels apparaissent sur plusieurs objets support : sur des conteneurs à tri et des poubelles, sur des panneaux de communication municipale, des affiches et affichettes, sur des camions-bennes. Nous considérons l’ensemble objet support – message comme un dispositif technico-sémiotique (Peeters et Charlier 1999, Behr 2021) ou dispositif socio-matériel (Habscheid et Reuther 2013) où chaque élément joue un rôle spécifique et complémentaire. L’objet support assure une surface à l’écrit en même temps qu’il ancre le message dans l’espace matériel (Scollon et Scollon 2003) en relation avec les autres objets, surfaces et espaces, mais également par rapport au récepteur du message. Les contenants à déchets que les acteurs individuels peuvent manipuler ont une fonction utilitaire ; s’ils portent un message, celui-ci peut spécifier l’usage qu’il convient de faire de ce contenant. Dans ce cas, il y a imbrication des plans d’action et de communication. Ls panneaux au sens large, en revanche, signalent par leur forme et emplacement qu’ils portent un message en direction des récepteurs, donc le cas échéant envers l’acteur individuel de la propreté. S’il n’y a pas d’action concrète sur l’objet support même, comme c’est une possibilité pour les messages sur contenant, il n’est pas exclu qu’un lien s’établisse entre le message sur panneau et une action que le récepteur peut effectuer à un moment donné, sur un objet donné ou à un endroit donné.
3Les relations entre les objets supports, les stratégies de communication et les genres de discours sont multiples.
1.1. Le corpus
4Nos analyses s’appuient sur un corpus d’environ 300 photos personnelles de messages écrits sur la propreté et la gestion des déchets qui sont apposés sur des poubelles et autres conteneurs, mais aussi des panneaux, affiches et camions dans l’espace public. Nous avons collecté ces photos lors de nos déplacements notamment en Europe, depuis environ dix ans. Fixer l’image d’un message environné permet d’avoir un aperçu des conditions matérielles dans lesquelles nous l’avons aperçu. Nous analysons des messages relevés en France, en Allemagne, en Autriche et en Italie et commenterons un nombre restreint d’exemples photographiques pour illustrer notre propos.
1.2. Problématique et plan de l’article
5L’espace public peut être considéré comme le reflet d’une société typographique (Schneidereit 2018) où l’écrit est omniprésent et guide, oriente, informe les usagers. Comme le notent Scollon/Scollon (2003) mais également Levitte (2013), les usagers de l’espace public sont généralement occupés à une activité, ne serait-ce que celle de se déplacer. Pour être efficaces, il faut donc que les messages écrits qui leur sont adressés soient perçus et lus par les usagers. Ressortissant au canal visuel, le message écrit est un élément parmi d’autres dans le champ visuel général. Levitte (2013) distingue le traitement visuel pragmatique et le traitement visuel sémantique des objets urbains. Le traitement pragmatique intègre les informations données par les caractéristiques matérielles des objets afin de les inclure dans la projection des actions, car il « permet la guidance visuelle de l’action vers un objet » (Levitte 2013, 16) : une poubelle servira à déposer des déchets, un panneau servira à donner des informations. La forme, la couleur, la teneur d’un message, quant à elles, seront appréciées dans le cadre du traitement sémantique, qui est tourné vers l’objet lui-même, qui est donc d’un ordre plutôt réflexif : une poubelle de couleur rouge, comme à Hambourg, se détache clairement de son environnement visuel et attire l’œil. De même un message humoristique sur une poubelle suscite davantage l’attention qu’un message neutre.
6Dans cette contribution, nous nous posons la question de savoir s’il existe des relations privilégiées entre tel type d’objet support et tel genre de messages. Si l’écrit consiste à libérer un message des contingences de son énonciation, à permettre sa décontextualisation, les messages de propreté peuvent-ils apparaître dans n’importe quelle situation, sur n’importe quel objet support ? Ou constate-t-on une spécialisation des genres de messages selon les types d’objet support ? Quels seraient alors les facteurs qui président à cette répartition ? Nous postulons que les objets supports qui permettent une manipulation par l’usager ne portent pas les mêmes messages que les supports qui ne sont pas accessibles à une manipulation par l’usager. Est-ce là une classification franche ? Ou peut-il exister des cas plus complexes ?
7Afin de situer notre propos, nous présenterons dans la deuxième partie la problématique de la gestion des déchets que nous analysons comme un cycle, ou plutôt comme une succession de plusieurs phases. Nous donnerons un premier aperçu des messages en relation avec les phases dégagées. La troisième partie sera consacrée à l’analyse des messages écrits de propreté dans l’espace public sur le plan du contenu, matériel et générique. Puis nous commenterons sept exemples illustrés.
2 | Le problème des déchets urbains
8A la fin du 19ème siècle, la problématique des déchets urbains prend un tournant moderne. Influencée par les idées hygiénistes, l’installation puis la normalisation des contenants a été imposée dans les villes (Barles 2016, Weber 2015). Les municipalités prennent progressivement en charge le nettoyage des rues, le ramassage et traitement des différents types de déchets, domestiques et de nettoiement2. Depuis les années 1960 environ, la masse et la nature des déchets a changé avec l’avènement de la société de consommation. Une industrie moderne du recyclage est née, un nouveau discours sur les déchets s’est développé.
9La notion de déchet est liée à plusieurs notions dont celle de résidu d’une production ou d’une activité, et celle d’abandon3, autrement dit du fait de se séparer d’un bien jugé inutile voire inutilisable. La notion est également liée aux idées de désordre, de saleté et de dangers pour la santé, notamment par la (non-)décomposition des matières. Le but est donc d’avoir un espace public net, sans déchets hors contenant. En effet, un déchet est un objet ou une matière qui « n’est pas à sa place » (Douglas (1985, 12), cité d’après Dupré 2013, Moisi 2018), qui menace l’ordre. Le bannir dans des contenants adéquats est à la fois une manière de rétablir l’ordre dans l’espace public (Franzelin et Winkler 2014) et de préparer le traitement ultérieur de ces déchets. L’acteur individuel est invité à participer à ce « bannissement ».
2.1. Le cycle production – élimination / transformation des déchets
10En nous appuyant sur la littérature scientifique et professionnelle (par ex. Möller 2014), mais également sur les messages de propreté dans l’espace public, nous proposons (fig. 1) une schématisation du cycle des objets qui sont considérés comme déchets domestiques et de rue.
Phase 1 | Phase 2 | Phase 3 | Phase 4 | Phase 5 | Phase 6 | |
Processus | Production de déchet | Catégorisation/tri du déchet | Dépôt du déchet dans un contenant | Gestion du contenant et des déchets | Elimination / transformation des déchets | |
But | Ø déchet hors contenant | |||||
Acteurs individuels | Acteurs collectifs / opérateurs |
11De la production (phase 1) à l’élimination (phase 6), les objets considérés comme déchets passent par plusieurs phases où ils sont manipulés par divers acteurs individuels et collectifs : acteurs individuels qui trient les déchets (phase 2) selon les catégorisations établies par les opérateurs qui, eux, gèrent les contenants et le traitement industriel des déchets (phases 5-6). Il revient aux acteurs individuels de déposer les déchets dans les contenants adéquats (phase 3). C’est cette phase 3, à savoir le fait que l’acteur individuel dépose correctement ses déchets dans les contenants prévus, qui est centrale pour la politique de propreté dans l’espace public. En effet, cela entraîne la phase 4, donc la propreté des rues et places, but à la fois esthétique et sanitaire. La bonne exécution de la phase 3 facilité également l’exécution de la phase 5 (ramassage des déchets), puis de la phase 6 (élimination / transformation par les opérateurs).
2.2. Les messages dans leur relation avec le cycle des déchets
12Les messages renvoient aux phases du cycle des déchets (fig.1), en ce sens qu’ils réfèrent à l’une des phases, principalement le tri, le dépôt des déchets, la propreté résultant du bannissement des déchets. Les messages écrits renvoient, d’une manière directe ou détournée, aux phases du cycle des déchets, conçues comme des situations4.
- La phase de la production de déchets (phase 1) est évoquée par des inscriptions que l’on peut trouver sur des poubelles dans l’espace germanophone « Der beste Abfall ist kein Abfall (le meilleur déchet c’est l’absence de déchets) » et sur des affiches parisiennes « I [pictogramme cœur, rempli par le message écrit Les déchets, moins c’est mieux] Paris ».
- La phase de tri (phase 2) est visée par des inscriptions sur différents supports matériels. Sur les poubelles et conteneurs, ces inscriptions indiquent les objets et/ou matières que l’acteur individuel doit jeter dans le contenant : « Papier / Pappe », « Carta », « Vetro », « Verre » (ex. (1) infra), « Plastica & Metalli ». Par ailleurs, on lit sur des camions : « Le tri redonne vie / En 2016 triez où vous voulez ! »5 (Paris, camion-benne), « Fa’ la tua parte Differenzia » (Naples, camion de nettoyage de rue), « Bechersammler » (Berlin, camion-benne) (collecteur de gobelets).
- La phase 3 donne lieu à des messages très diversifiés qui renvoient de différentes manières à une situation idéale, celle où un acteur individuel jette ses déchets dans le contenant approprié. Sur ses panneaux lumineux, la municipalité de Paris invite explicitement les récepteurs à un comportement vertueux : « Ne jetez pas vos déchets par terre, il y a une poubelle à moins de 100m de vous ». Sur les conteneurs et poubelles, les messages peuvent viser des aspects particuliers, avec des scénarios variés comme les poubelles parlantes (Eggs 2013). Ainsi, on aura « Ihre Papiere bitte (vos papiers svp) » (plusieurs villes en Allemagne) (ex. (2) infra), ou l’incitation à l’action « Visez juste ! » (conteneur sur une aire de l’autoroute de l’Est de la France). On trouve également des inscriptions qui renvoient au contenant : « ceci est une porte sur l’océan, ne jetez rien » (Paris, inscription sur le sol entourant une bouche d’égout).
- La phase 4 (propreté de l’espace) est évoquée par différentes inscriptions : « Ensemble rendons Paris propre » (Paris, poubelle de rue, inscription sur le sac plastique), « Manteniamo pulita la città con un gesto semplice e di cilviltà (Maintenons propre la cité avec un geste simple de civilité) » (Italie).
- Phases 5 et 6 : Quelquefois, c’est l’ensemble du cycle qui est résumé en peu de mots : « Récupéré, recyclé, c’est gagné ! Vieux papiers, Déchets » (maxi conteneur mobile, Paris).
3 | Les messages écrits dans l’espace public relatifs à la gestion des déchets et leurs supports
13Lorsque la langue s’actualise en discours (Bally 1932/1965), elle s’insère dans un ensemble de pratiques discursives et matérielles déjà là, tout en participant à leur évolution.
3.1. Les messages écrits de petit format dans l’espace public
3.1.1. Caractéristiques de l’écrit
14Les messages écrits dans l’espace public relèvent de la communication publique entre un émetteur institutionnel ou privé et un récepteur, qui est généralement un usager de l’espace public. Les messages étudiés ici se caractérisent par leur brièveté qui est largement due aux contraintes qu’exercent les supports (Behr et Lefeuvre 2019), mais également par des relations complexes avec leur environnement qui est d’une autre qualité sémiotique (Hausendorf 2009).
15On reconnaît à l’écrit la capacité de libérer le message du moment de l’énonciation, de le figer en une offre permanente de sens. C’est un facteur qui le prédispose comme moyen privilégié de la communication dans l’espace public : à chaque lecture, l’usager récepteur actualise lui-même le message. La communication écrite dans l’espace publique est une écriture exposée (Fraenkel 1994) qui doit répondre aux exigences de lisibilité, visibilité, publicité : « Les notions de lisibilité́, de visibilité́ et de publicité́ privilégient tour à tour l'écriture elle-même, le dispositif de sa diffusion et enfin sa réception » (Fraenkel 1994, 102 ; Domke 2014). A la suite de Reinach (1989 /2004), Fraenkel (2006) définit l’acte écrit comme un acte social qui extériorise un contenu, et une force illocutoire qui implique le récepteur en même temps que l’émetteur et qui « change quelque chose dans le monde ». L’écrit en tant qu’acte social est inséré dans une chaîne de productions et de validations, nécessaires à la performativité de l’acte (Fraenkel 2006). C’est ce qui fonde notamment la fonction régulatrice des messages. Pour ce qui est des messages écrits dans l’espace public, ces validations peuvent se réaliser de multiples façons : signature de l’institution émettrice (souvent en périphérie sur la surface dévolue au message) ; emplacement, couleur et forme du support normé (panneaux bleus encadrés de blanc et écriture blanche pour les noms de rue à Paris).
16Pour les écrits dans l’espace public, on distingue entre une communication officielle, institutionnelle et une communication privée, non institutionnelle (Landry et Bourhis 1997, Backhaus 2006). Les messages écrits dans l’espace public remplissent des fonctions multiples en direction des usagers de cet espace (Ziegler/Schmitz/Uscluan 2019) : infrastructurelles (par ex. identifi|cation des rues et institutions), régulatrices, commerciales, commémoratives, transgressives et artistiques.
3.1.2. Supports et objets support
17L’écrit est nécessairement lié à un support. Les formes mêmes de l’écrit – à savoir la typographie et la disposition sur le support – sont variables, elles peuvent être signifiantes. Pour ce qui est des messages écrits dans l’espace public, différents objets offrent des surfaces qui peuvent être utilisées comme supports. Les surfaces allouées aux messages déterminent la quantité de texte qu’elles peuvent contenir6.
3.1.3. Messages, supports et espace
18Scollon et Scollon (2003) distinguent trois catégories de messages selon le lien entre le message et son support situé. Les « decontextualized signs », à savoir les messages qui peuvent apparaître en de multiples endroits, mais toujours sous le même forme, comme par exemple les noms des chaînes de magasins ; les « transgressive signs », à savoir des messages qui ne sont pas à la bonne place, comme les graffiti ; enfin les « situated signs », à savoir les messages qui sont fortement liés à leur emplacement, comme par exemple les indications d’entrée et de sortie.
19Les objets supports, offrant une surface d’inscription pour les messages, sont situés à des emplacements précis dans le monde matériel (Scollon et Scollon 2003). C’est là que les messages sont actualisés et acquièrent leur validité. Nous avons pu montrer (Behr et Liedtke 2021, Behr 2023) que les messages se laissent classer selon qu’ils concernent un espace non précisé (par ex. les publicités et les messages de portée générale comme « soyez prudents », « pensez à jeter votre masque dans la poubelle »), ou un espace calculable (« restauration rapide à 100m », « 30kmh » valant pour une portion de rue, « attendez ici » marqué au sol, « jetez votre masque ici » sur une poubelle).
3.1.4. Dispositifs technico-sémiotiques
20Nous considérons (Behr 2021) l’ensemble objet support situé + message comme un dispositif technico-sémiotique avec une valeur indiciaire, et deux modes de médiatisation : le mode symbolique, à savoir les discours et les moyens sémiotiques dont ils sont constitués, et le mode technique, à savoir les objets qui sont « disposés selon un agencement efficace » (Peeters et Charlier 1999, 17). Dans le cadre d’une communication visant à faire assurer par l’acteur individuel la gestion des déchets, c’est un outil au service d’une intention régulatrice. Si majoritairement les dispositifs technico-sémiotiques sont simples, on rencontre des dispositifs complexes (cf. infra 3.3.3)7.
21En résumé : Le sens des messages de propreté se construit conjointement à partir du type d’objet support avec ses propriétés et des expressions sémiotiques qu’il porte.
22Les messages sur la gestion des déchets relèvent très majoritairement de la communication officielle, ils sont régulateurs dans le sens où ils visent à contrôler le comportement des usagers de l’espace public. Contextualisés ou décontextualisés, ils sont liés aux types d’objets supports (contenants, panneaux et affiches, camions). En tant que dispositifs technico-sémiotiques, ils sont « disposés selon un agencement efficace » (Peeters et Charlier 1999, 17) pour susciter ou faciliter les pratiques appropriées.
3.2. Les plans d’analyse des messages sur la propreté
3.2.1. Au plan du contenu
23Au niveau du contenu, les messages renvoient aux différentes phases du cycle des déchets, selon différents scénarios empruntés à toute une palette de scénographies (Behr 2019, à par.).
24Le message régulateur s’insère dans la série des textes qui disent de et comment faire, parfois aussi pourquoi faire (Adam 2001). Un résultat est visé que l’acteur individuel doit aider à atteindre : il faut que les déchets soient bien rangés dans les contenants appropriés. Le tri et le dépôt du déchet sont donc des étapes indispensables. Les messages ont une valeur injonctive plus ou moins forte.
3.2.2. Au plan matériel
25Sur le plan matériel, le message écrit dans l’espace public est composé d’une surface et d’un support, apposé sur un objet support.
26La surface d’inscription à deux dimensions accueille le texte avec ses caractéristiques typographiques (lisibilité et visibilité), compositionnelles et dispositionnelles (texte, icono-texte, pictogramme ou image). Cette surface peut être l’effet d’une délimitation invisible mais opérante (Kesselheim 2011), ou alors avoir sa propre matérialisation (par exemple sous forme d’étiquette apposée sur un objet support). Nous analysons les messages principaux, les plus visibles et accrocheurs, qui sont dans leur grande majorité constitués de prédications simples.
27L’objet support est localisé dans l’espace. Le lieu de l’emplacement, l’orientation, la hauteur de fixation sont calculés par les émetteurs de manière efficace afin que la visibilité et la lisibilité du message porté par le support soient maximales. Les caractéristiques matérielles de l’objet support entrent dans ce calcul d’efficacité. Ainsi, la forme et la couleur des poubelles contribuent à les rendre reconnaissables, à attirer l’attention de l’usager de l’espace public (Eggs 2013), et donc à renforcer l’efficacité du message.
3.2.3. Au plan générique
28Les genres institués de discours sont des « dispositifs de communication verbale socio- historiquement définis » (Maingueneau 2016, 102). Dans le champ discursif de la gestion des déchets dans l’espace public par des messages écrits, nous distinguons deux genres (Behr 2023), à savoir les messages techniques, très contraints, et les messages non techniques, plus libres et variés.
29Nous appelons messages techniques les inscriptions nominales (par ex. « papier », « verre ») qui indiquent quel type de déchet se trouve ou doit se trouver dans tel ou tel contenant (conteneur, poubelle à tri). La dénomination et l’objet support – le contenant – entrent conjointement dans le calcul du message d’une manière spécifique.
30Examinant l’emploi d’expressions linguistiques isolées, Bühler distingue les emplois empractiques (§10.1) et les intégrations symphy|siques (§10.2). Le message technique est symphysique, matériellement fixé à l’objet dont il dit quelque chose. Il est empractique en ce sens qu’il est inséré dans une pratique, celle de jeter un déchet dans un contenant (Bühler 1934/2009)8. Cette pratique fournit l’arrière-plan du message, l’expression nominale clarifie un choix paradigmatique. Le message concerne l’objet support, il a donc une portée spatiale limitée.
31L’inscription nominale sur un contenant peut être interprétée dans trois situations différentes. Chronologiquement, l’inscription désigne le contenu i.) comme devant être introduit d’une manière ou une autre dans le contenant, ii.) comme une matière ou des objets stockés, iii.) comme une matière ou des objets qu’on peut prélever. L’inscription en elle-même est neutre, en contexte elle sera interprétée comme déclarative ou plutôt injonctive. Dans le contexte de la gestion des déchets, l’inscription neutre, non modalisée, apposée sur un conteneur sera lue comme informative par l’acteur individuel qui est engagé dans une action précise, à savoir se délester de ses déchets dans le conteneur adéquat. L’acteur individuel embarrassé par ses menus déchets – une cannette de boisson, un papier de boulangerie – pourra rencontrer des poubelles à tri et interpréter les inscriptions comme autant d’injonctions à jeter tel objet dans tel compartiment. L’acteur institutionnel chargé d’enlever les déchets recon|naîtra les conteneurs de tri à certains traits : forme, couleur et inscription. On voit de quelle manière les configurations situationnelles et l’engagement des acteurs dans diverses activités entrent dans la construction du sens.
32Si les messages techniques se caractérisent par l’expression obligatoire et exclusive de l’objet déchet, donc d’un participant précis de la situation correspondant aux phases 2-3, les messages non techniques se caractérisent par le fait que le choix du ou des participant(s) à exprimer n’est pas prescrit mais dépend d’une mise en mots selon un scénario (Ágel 2017) emprunté à une scénographie que l’émetteur aura choisie. Les messages non techniques se distinguent sur plusieurs points des messages techniques : premièrement dans le choix des participants à exprimer et les scénarios dans lesquels ils seront intégrés, deuxièmement dans leur interrelation avec l’objet support, troisièmement dans l’expression de la valeur injonctive.
33La différence générique recouvre donc partiellement une différence dans l’interrelation entre le message et l’objet support :
- Le genre technique est lié à son objet support, renvoyant exclusivement à la phase 2-3 du cycle des déchets, il est réduit à l’expression du seul participant objet.
- Le genre non technique renvoie à toutes les phases du cycle des déchets avec leurs situations associées, il peut y avoir amalgame de l’objet support avec un rôle de participant (dans le cas des contenants supports) ou non (dans le cas des panneaux, affiches et camions). Le message non technique peut donc être intégré dans une pratique ou seulement y renvoyer.
3.3. Exemples de messages de propreté sur différents objets supports, phase 2-3
34Voici quelques exemples de messages techniques et non techniques sur leur supports, photographiés dans leur environnement, pour illustrer notre propos. Nous regroupons ces exemples selon la relation genre de message - type de support.
3.3.1. Le genre technique sur contenant
Ex (1) | ||
Lieu et date | Vienne, sur le quai d’une station de métro, 2018 | |
Objet support | Poubelle à tri avec 2 compartiments | |
Support textuel 1 | Étiquette jaune bordée de blanc | |
Message 1 | Plastikflaschen / plastic bottles | |
Genre 1 | Genre technique | |
Support textuel 2 | Étiquette bleue bordée de blanc | |
Message 2 | Metalldosen / metal, cans | |
Genre 2 | Genre technique |
35Ex (1) montre un dispositif technico-sémiotique efficace. L’objet support offre une surface pour deux messages en même temps qu’il remplit une fonction pratique à savoir celle de fournir deux contenants pour les déchets. Relevant du genre technique, la dénomination a une fonction catégorisante double : elle catégorise les déchets pouvant être déposés dans le contenant, et elle catégorise le contenant comme un conteneur ou une poubelle à tri.
Ex (2) | ||
Lieu et date | Paris, aéroport, 2021 | |
Objet support | Poubelle à tri | |
Support textuel 1 | ø | |
Message 1 | Autres déchets / other wastes, flèche dirigée vers le bas (orifice de la poubelle) | |
Genre 1 | Message technique | |
Support textuel 2 | Étiquette blanche entourée d’un bord noir | |
Message 2 | [pictogramme masque] | |
Genre 1 | Message technique |
36L’ex (2) montre comment les messages techniques peuvent s’adapter aux évolutions des objets à catégoriser avant dépôt dans un type de contenant. La poubelle montrée fait partie des contenants à deux compartiments qui servent à séparer les déchets recyclables des déchets non recyclables. Le masque chirurgical utilisé comme protection individuelle durant de longs moments au cours de la pandémie du Covid-19 est un type de déchet qui peut poser problème quant à sa catégorisation. En effet, la matière de cet objet laisse penser qu’il fait partie des objets recyclables. Or, la charge virale qui résulte de son usage rend le masque dangereux pour les personnes qui seraient amenées à le manipuler dans le cadre des opérations de recyclage. Il convient donc de le classer parmi les objets à incinérer. Apposer une étiquette spécifique sur des dispositifs déjà installés est un moyen efficace et économique de communiquer sur la catégorisation des masques. Techniquement, l’ajout d’une étiquette sur un message existant exploite une des modalités des messages dits transgressifs, à savoir l’apposition d’un message sur un autre. Cependant, en raison de la congruence thématique (informations sur les déchets), générique (genre technique), modale (valeur déontique) et discursive (émetteur institutionnel) nous considérons cet exemple comme une précision apportée par le même émetteur à un message déjà émis. Le message écrit – lisible, visible, public – se trouve ainsi contextualisé, adapté aux conditions de la pandémie et de ses conséquences en matière de production de déchets.
3.3.2. Genre non technique sur contenant ou panneau
37Le genre non technique étant réalisé selon divers scénarios à partir des situations du cycle des déchets, différentes configurations sont possibles.
Ex (3) | ||
Lieu et date | Hambourg, 2013 | |
Objet support | Poubelle de rue municipale, rouge | |
Support textuel | Étiquette blanche entourée de noir, en forme de phylactère | |
Message | Ihre Papiere bitte ! (vos papiers s’il vous plaît) | |
Genre | Message non technique |
38L’ex (3) montre une « poubelle parlante » (Eggs 2013). Le contenant rouge est bien visible dans le paysage urbain, attirant l’attention des passants. Le message est emprunté à la scénographie d’un dialogue entre une personne dépositaire d’autorité (police, contrôleur) qui réclame des papiers d’identité. Le lien avec la situation de dépôt de déchets est assuré au niveau lexical (papier) et au niveau de la prédication (x donne y à z) où la poubelle humanisée remplit le rôle sémantique de bénéficiaire et l’acteur individuel le rôle d’agent. Ce qui est demandé à l’acteur individuel est une action qui l’implique en tant qu’acteur, qui implique le déchet et qui implique la poubelle qui est en même temps objet support du message, objet destinateur des objets à déposer, et – via le message – sémantiquement locuteur et bénéficiaire.
Ex (4) | ||
Lieu et date | Rouen, 2020 | |
Objet support | porte vitrée d’une institution universitaire | |
Support textuel | affichette | |
Message |
39Ne jetez pas votre masque par terre mais dans une poubelle 40[dessin] |
|
Genre | Genre non technique |
41L’ex (4) montre une affichette liée aux problèmes des déchets spécifiques générés par la pandémie du Covid-19. L’injonction est directe, toutefois adoucie par le dessin (Behr et Vayssière 2022). Le message est situé à un endroit stratégique, à savoir le seuil entre un intérieur et un extérieur où peuvent régner des règles différentes concernant le port du masque. Visible, lisible et public, le message crée la représentation d’un faire, activable en cas de besoin, à d’autres moments et en d’autres lieux.
Ex (5) | ||
Lieu et date | Nice, 2017 | |
Objet support | Panneau | |
Support textuel | ø | |
Message | Dépôts sauvages interdits | |
Genre | Genre non technique |
42L’ex (5) montre un panneau à fonction régulatrice forte, l’injonction est exprimée lexicalement (lexique de l’interdiction), elle concerne l’endroit même où le panneau est posé. Le dispositif relève des « situated signs » (Scollon et Scollon 2003) ou à portée spatiale restreinte (Behr et Liedtke 2021).
3.3.3. Combinaison contenant et panneau
Ex (6) | ||
Lieu et date | Paris, métro, 2020 | |
Objet support 1 | Panneau mural rond | |
Support textuel 1 | Surface colorée et cercles blancs | |
Message 1 | COVID 19 [pictogramme masque][pictogrammes mouchoir, gants] Flèche vers le bas | |
Genre 1 | Le message présente des caractéristiques du genre technique | |
Objet support 2 | Poubelle murale | |
Support textuel 2 | ø | |
Message 2 | Merci | |
Genre 2 | Genre non technique |
43Voici un dispositif technico-sémiotique complexe dans le métro parisien (ex. 6). Sur le mur du couloir de métro, un panneau rond est apposé au-dessus d’une poubelle, chaque objet support portant une inscription. L’inscription « merci » relève clairement du genre de discours non technique, l’inscription sur le panneau porte des marques fortes du genre technique : représentation des déchets à jeter dans des ronds spécifiques qui les isolent du fond plus sombre du panneau, ce qui correspond à la désignation nominale des objets ou matières à jeter typique des messages techniques. La mention « Covid-19 », placée au-dessus des pictogrammes dans une typographie assez peu visible, rappelle la situation pandémique. Par cette disposition, les objets désignés trouvent leur explication en tant que nouvelles catégories d’objets à jeter dans la poubelle sans tri désignée par la flèche. Il y a là un cas d’intégration d’un message technique dans un dispositif composite à finalité pratique, instaurant une interaction fictive : le remerciement pour avoir jeté masque, mouchoir et gants correctement dans la poubelle. Le caractère d’objet manipulable que présente la poubelle, correspond à la finalité de cette communication et fonde le caractère intégratif du message que porte la poubelle. Ce caractère intégratif est par ailleurs conforté par le parcours de lecture des messages9. Si en effet le rond au-dessus de la poubelle attire l’attention par sa forme, le regard est guidé par la flèche vers la poubelle. On peut supposer que les concepteurs du message comptaient sur le caractère intégratif du message non technique sur le contenant pour entraîner l’action concrète de dépôt des déchets dans la poubelle à la fois objet utilitaire et objet support.
Ex (7) | ||
Lieu et date | Aire d’autoroute, 2021 | |
Objet support 1 | Panneau | |
Support textuel 1 | Message coextensif à la surface du panneau | |
Message 1 | Pictogrammes des objets et matières à jeter | |
Genre 1 | Genre technique | |
Objet support 2 | Conteneurs à tri | |
Support textuel 2 | Étiquette collée sur la paroi | |
Message 2 | Pictogrammes des objets et matières à jeter | |
Genre 2 | Genre technique |
44Sur une aire d’autoroute (ex. 7), des conteneurs à tri, portant les étiquettes des matières et objets qu’ils devront recueillir, peuvent être flanqués de panneaux qui sont fixés assez haut sur des poteaux pour être visibles au loin et qui doublent les messages techniques apposés sur les conteneurs. La réduplication des messages techniques repose sur la contiguïté des objets supports et la congruence des messages. La plus grande visibilité des panneaux sert à amener l’acteur individuel vers les poubelles, objets manipulables et porteurs de messages techniques.
4 | Conclusion
45L’interdépendance des objets supports, des genres discursifs et des sémantismes des messages est constitutif des écrits dans l’espace public.
46L’examen du rôle des objets supports dans la construction du sens des messages écrits dans l’espace public qui sont liés à la gestion des déchets a mis au jour des corrélations croisées. La typologie des objets supports comprend deux grandes classes : les contenants et les panneaux au sens large. Les contenants ont des propriétés utilitaires – notamment celle d’être manipulables par des acteurs individuels –, les panneaux non. Les messages se laissent également classer en deux genres, technique et non technique. Le genre technique, très contraint, consiste en la simple nomination des objets ou matières que contient ou devrait contenir le contenant sur lequel il est apposé. Il catégorise ainsi un contenant comme conteneur ou poubelle à tri. Le genre non technique apparaît sur des supports de type contenant manipulable par un acteur individuel ou sur un panneau, il est sémantiquement très ouvert.
47Sur le plan du contenu des messages, des corrélations ont été établies avec les phases du cycle de traitement des déchets, de la production à la transformation-élimination.
48Les messages techniques renvoient exclusivement aux situations de tri-dépôt, en désignant le contenu qui se trouve ou devrait se trouver dans le contenant. Les messages non techniques renvoient à toutes les phases du cycle des déchets, avec des mises en mots ou scénarios montrant une grande diversité.
49Si un contenant porte un message, technique ou non technique, qui renvoie à une des phases du cycle des déchets, ce message est symphysiquement et empractiquement lié au support. L’action à laquelle il invite se réalise sur l’objet support même, ou sur un objet support similaire. Si le support est un panneau, une affiche ou un camion, le message est détaché des pratiques auxquelles il invite. Le support ne joue aucun rôle dans le message non technique, quel que soit le scénario choisi. Les messages sur panneau peuvent cependant avoir une portée générale ou concerner un espace calculable, généralement un espace proche. C’est le cas des interdictions de déposer des déchets visant un espace de proximité. Les dispositifs complexes composés de deux objets supports (avec leurs caractéristiques en termes de portée spatiale) et de deux messages (avec leurs caractéristiques génériques et sémantiques) permettent, à partir d’une saisie visuelle pragmatique, de construire un sens intégratif et pratique.
50La communication institutionnelle en matière de gestion des déchets peut donc s’appuyer sur différents dispositifs technico-sémiotiques pour réaliser sa double stratégie visant la régulation des comportements au plus près, et le maintien de la thématique de la propreté dans l’espace public. Les caractéristiques matérielles et fonctionnelles des objets supports entrent pour une grande part dans la construction du sens des différents messages relatifs à la gestion des déchets et à la propreté.
- 1 Le présent article s’inscrit dans les travaux du Réseau de recherche international « Le genre bref dans l’espace public », porté par l’université Sorbonne Nouvelle, l’université Aoyama Gakuin (Tokyo), l’université de Pau et des Pays de l’Adour, ainsi que l’université Gustave Eiffel.
- 2 Déchet du nettoiement : Désigne un déchet qui provient du balayage des rues et autres espaces publics ou du vidage des corbeilles disposées sur les voies publiques. (Dictionnaire de l’environnement)
- 3 Est un déchet [*définition*] au sens de la présente loi tout résidu d'un processus de production, de transformation ou d'utilisation, toute substance, matériau, produit ou plus généralement tout bien meuble abandonné ou que son détenteur destine à l'abandon. (Loi n° 75-633 du 15 juillet 1975 relative à l'élimination des déchets et à la récupération des matériaux)
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4 Nous
reprenons à Lehmann (2006) sa définition de la situation : « Une
situation est une représentation mentale qui consiste en un
ensemble de participants et un noyau immatériel qui englobe les
relations entre ceux-ci et qui s’appelle nucléus de situation. »
Les situations correspondant aux différentes phases du cycle des déchets comportent un petit nombre de participants centraux, comme l’acteur (individuel, institutionnel), l’objet déchet, le contenant. Ils entretiennent des relations diverses entre eux, mais également avec d’autres entités. Pour parler d’une situation, le locuteur met pour ainsi dire en scène les participants selon une perspective. La perspective active, par exemple, est habituelle, réputée non marquée dans les langues germaniques et romanes, mais la voix passive ou la nominalisation constituent également des scénarios fréquents (Ágel 2017). Nous parlerons de situation pour les configurations dans le monde matériel (Scollon et Scollon 2003), donc au niveau dénotatif ; et de scénario pour les messages linguistiques, donc au niveau sémantique. A chacune des phases du cycle des déchets peuvent alors correspondre un ou plusieurs scénarios.
- 5 L’inscription renvoie aux très nombreux conteneurs à tri installés dans la ville.
- 6 La ville de Vienne, par exemple, lance régulièrement des appels pour de nouveaux messages qui seront apposés sur les poubelles orange, en précisant que la place disponible est suffisante pour des textes n’excédant pas 40 caractères. (« Fen Pfui », 2015)
- 7 Pour la combinaison de messages sur un même objet support, cf. Auer (2010), Cormier (2017).
- 8 Bühler (1934/2009, § 10.1, cité d’après la traduction française) « Le discours empractique. Celui qui passe en revue l’ensemble des emplois des signes linguistiques suscités par la vie quotidienne disposera rapidement d’une longue liste de cas à contexte pauvre, voire dépourvus de contexte, et découvrira alors que ces cas se laissent naturellement, et comme d’eux-mêmes, ordonner en deux classes. Ce sont premièrement les nominations et les indications empractiques opérées à l’aide de signes linguistiques isolés. C’est un fait qu’un client taciturne au café qui dit ‘un noir’ [= café sans lait, contrairement aux divers types de café avec lait, I.B.] au serveur, ou le passager [du tram, I.B.] qui dit ‘direct’ ou ‘avec correspondance’, en desserrant à peine les dents, ont laissé échapper un discours qui suffit dans la pratique. » Il s’agit donc d’une imbrication entre un dire et un faire.
- 9 Cf. sur ce point Auer (2010), Cormier (2017).