Linguistique de l’écrit

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Conference | Intervention

La substance linguistique en question dans l'oralisation de l'écrit. Le cas du blanc

Marie-Christine Lala

mercredi 4 décembre 2019

08:30 - 09:15

Cette communication s’inscrit à double titre dans la problématique proposée par le Colloque international «Oral / écrit. Quelle place dans les modèles linguistiques?». En premier lieu, il s’agit une fois encore de remettre au travail le clivage entre linguistique de l’oral et linguistique de l’écrit. Le rapport oral/écrit reste une question linguistique complexe qui engage des problèmes terminologiques délicats au sens où les notions de langue orale/langue écrite ont introduit la confusion sur la notion de système en laissant penser que l’oral et l’écrit ne seraient que deux versions du même système. Des travaux importants en linguistique ont établi que l’oral et l’écrit relèvent de deux systèmes autonomes qui obéissent chacun à ses propres contraintes et relèvent de deux ordres distincts. Cette distinction permet d’établir que ces deux réalisations de la langue dans deux ordres de situations et de descriptions linguistiques différents (Peytard, 1982) montrent que tout message peut se prêter à actualisation phonique et à actualisation graphique. On retrouve ici la distinction établie par le Cercle de Prague (1929, point 3, §4) entre manifestation orale et manifestation écrite du message qui se distribue en deux ordres différents en fonction de facteurs spécifiques.

En second lieu, l’oralisation de l’écrit retient notre attention dans la mesure où son extension en diachronie témoigne de la persistance de la question centrale du croisement entre l’oral et l’écrit. Ce phénomène commence à se développer au moment où l’expansion de l’imprimerie accélère l’inscription de la voix orale dans le texte écrit, comme en témoigne au siècle suivant l’écriture de Rabelais. De fait, le terme d’oralité s’est d’abord spécialisé, et il est toujours employé le plus souvent, pour rendre compte de la transcription de l’oral à l’écrit visant à mimer et représenter l’«oralité» des paroles prononcées (notamment dans le discours direct). Cependant, sous l’impulsion des écritures contemporaines, on parle de plus en plus d’oralité écrite, voire d’oralité stylistique, pour caractériser ce geste d’écriture singulier qui consiste à faire «passer l’oral à travers l’écrit» (Céline, 1932). De nos jours, cette «phonographie» (Mahrer, 2017) se trouve largement observée et décrite à partir des innovations des écrivains de langue française du vingtième siècle qui ont ouvert, entre syntaxe, ponctuation et prosodie, un vaste champ d’investigation pour la linguistique.

La question de l’oralité dans l’écrit littéraire ravive donc le problème des spécificités de l’oral et de l’écrit comme nous le montrerons avec une étude de cas de blanc graphique dans l’écriture. Cet indice démarcatif posed’abord le problème de sa transcription puisque le blanc est à la fois pause écrite (graphique) entre les mots et pause orale (silencieuse). Lié intrinsèquement à la profération orale (audible) et inscrit dans l’écrit (scriptible), le blanc est aussi contour stylisé de l’intonation, marque prosodique et scansion du rythme. Ce croisement ou ce télescopage des potentialités différentes de l’oral et de l’écrit que le blanc graphique met au jour s’intensifie dans l’oralisation à outrance de l’écrit dans l’écriture d’Artaud (avec les glossolalies) ou celle de Pierre Guyotat. Cette exemplification qui plonge au cœur de la «substance linguistique» nous permettra de conclure sur les perspectives que la création verbale ouvre pour la linguistique en désignant de nouveaux objets (voix dans l’écriture; formes du silence; style dans la langue; scansion du rythme) qui en appellent au cadre théorique d’une sémantique de l’énonciation.