Lorsque l’on étudie les états de langue passés, antérieurs à l’époque des premiers enregistrements audio, l’accès direct à l’oral est impossible pour des raisons évidentes. Les travaux sur l’«oral représenté» menés dans le domaine de la diachronie du français depuis quelques années (voir Marchello-Nizia, 2012;Guillot et al.,2012, 2013, 2017; Parussa, 2018) visent à pallier cette impossibilité en essayant de repérer des traces de l’expression orale grâce à sa représentation à l’écrit.
Le terme formes nominales d’adresse a été introduit dans Kerbrat-Orecchioni, 2010 ; elles peuvent être exprimées par des pronoms ou des SN de tout type en fonction d’adresse. Bien que, comme le démontrent certains travaux basés sur de vastes corpus du français médiéval (Guillotet al. 2012, 2013), l’usage du syntagme nominal (désormais SN) soit spécifique au discours non-direct, alors que le discours direct privilégie les pronoms, l’étude des formes nominales d’adresse (désormais FNA) exprimées par des SN dans les textes médiévaux représente à nos yeux un intérêt particulier. En effet, les FNA exprimées par des SN, tout en s’inscrivant parfaitement dans ce qui est considéré comme l’oral représenté d’après les critères formels – appartenance au discours direct – suivent généralement des modèles très strictes conditionnés par des types de discours qui sont essentiellement écrits. Autrement dit, tout en gardant des traces de l’oralité, elles participent pleinement à l’élaboration de la norme écrite.
La présente communication sera donc l’occasion de réfléchir à la façon dont on doit approcher les FNA exprimées par des SN sous le prismede l’oral représenté. En nous basant sur le corpus que nous avons utilisé dans notre thèse (Geylikman, 2017) comportant plus de 50 textes de quatre genres – chansons de geste, romans, chroniques, textes documentaires – allant du XIIe au XVe siècles, nous allons étudier les cas de baronet chevalier comme constituants nominaux des FNA. En effet, grâce à l’analyse sémantique exhaustive des occurrences de ces deux noms d’humains féodaux dans le cadre de notre thèse, nous avons pu remarquer que, malgré une apparente proximité des items, ils apparaissaient dans des modèles des FNA différents. La différence majeure concerne les adjectifs et déterminants qui accompagnent les items au sein des FNA. Elle se trouve le mieux illustrée par les occurrences tirées des textes documentaires où dans la majorité des cas baron en fonction de FNA se trouve accompagnéde l’adjectif noble (FNA noble baron), alors que chevalier est précédé du déterminant possessif notre et de deux adjectifs relationnels (Milner, 1982: 28) dont le premier faisait référence à l’attitude du seigneur envers son chevalier (cher/aimé) et le deuxième–celle du chevalier envers son seigneur (loyal/feal) (FNA notre cher/aimé et loyal/feal chevalier). Ces deux modèles ne sont pas intervertibles. En considérant ces exemples du point de vue de l’oral représenté, doit-on passer directement à la conclusion qu’ilsreflètent l’usage qui était en vigueur à l’oral? La réponse n’est pas aussi simple. En effet, les textes documentaires ont l’avantage de ne pas être un genre de fiction et de refléter en principe davantage la «réalité» que les types de discours comme les chansons de geste ou les romans. Or, si l’on observe de près les chartes dont nous avons tiré l’exemple, on se rend compte qu’il s’agit bien d’un type de discours propre à l’écriture (malgré le fait que les chartesétaient aussi destinées à être lues à haute voix); la longueur même des phrases pouvant constituer plusieurs paragraphes nous indique qu’il s’agit d’un usage assez éloigné de l’oral. Par ailleurs,la forme des chartes obéit à une norme hautement stéréotypée: on observe souvent la même macro-structure syntaxique où seuls varient les noms propres et les chiffres (voir le corpus DocLing). En outre, les modèles décrits plus haut pour baronet chevalier sont spécifiques aux textes documentaires et n’apparaissent pas dans les autres types de discours de notre corpus qui développent leurs propres modèles.
Dans la communication nous allons donc étudier les FNA contenant des SN avec baronet chevalier dans les quatre genres de notre corpus en confrontant les différents modèles relevés aussi bien du point de vue quantitatif (fréquence des modèles dans tel ou tel type de discours) que du point de vue qualitatif (nature sémantique des adjectifs, déterminants et autres modifieurs qui accompagnent les noms). Notre hypothèse est que si, malgré la différence des normes écrites des genres étudiés, nous arrivons à trouver des traits communs pour tous les types de discours, ces traits-là porteront véritablement les traces de l’oralité.