Linguistique de l’écrit

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Conference | Intervention

À un moment (donné) à l'oral (et à l'écrit ?)

Anne Le Draoulec, Josette Rebeyrolle

mercredi 4 décembre 2019

09:15 - 10:00

Pas de conversation, ou presque, sans un à un moment donné. La locution adverbiale connaît depuis quelque temps une inflation d’emplois remarquable, ainsi que le met en évidence l’étude de Le Draoulec & Rebeyrolle (à paraître). Elle apparaît ainsi avec une récurrence exemplaire dans l’échange suivant entre l’ancienne ministre de la culture Aurélie Filippetti et le journaliste Jean-Michel Apathie, à propos de la polémique sur la nomination de Roman Polanski à la présidence de la cérémonie des Césars1:

(1) AF:

  • C’est un très grand réalisateur et je pense que, concernant cette affaire, voilà, ça fait, c’est quelque chose qui s’est passé il y a 40 ans et on ne peut pas à chaque fois relancer cette affaire parce que y a quand même, un moment donné, un problème à chaque fois qu’on va parler de Roman Polanski on va reparler de cette affaire, relancer une nouvelle polémique.

    JMA:

  • Et heu, Il faut, à un moment, oublier, euh, ne pas revenir à des…

    AF:

  • Personne n’a oublié, la preuve, simplement à un moment donné, y a quand même, y aussi un principe qui est celui de, cette personne-là, elle vit en France, et c’est un créateur, il va dans une cérémonie concernant le métier qu’il exerce c’est-à-dire celui de réalisateur bon eh bien donc à un moment donné qu’on le laisse présider cette cérémonie encore une fois ne donnons pas plus d’importance que ça à cette cérémonie.

Les trois occurrences, en quelques phrases, de (à) un moment donné chez l’ancienne ministre semblent témoigner d’une volonté d’en finir avec la polémique, volonté assortie d’une forme d’agacement qu’on retrouve très régulièrement associée à la locution. Un tel investissement subjectif du locuteur va dans le sens d’une pragmaticalisation (cf. Dostie (2004), Hancil (2011), Visconti (2013)) de la locution. Le Draoulec et Rebeyrolle (à paraître) met en évidence cette pragmaticalisation de à un moment donné à l’oral en s’appuyant également sur des indices phonétiques (émergence de formes raccourcies, telles amendonné), morphologiques (absence de flexion), syntaxiques (non intégration à la structure phrastique, avec une position privilégiée en tête de phrase) et sémantiques (affaiblissement du sens référentiel temporel). Cette même étude montre que la pragmaticalisation de à un moment donné est essentiellement associée à des types d’emplois où il marque une rupture, un basculement par rapport à ce qui précède. Cette idée de basculement est encouragée par l’étymologie même du nom moment – du latin momentum: « impulsion, mouvement, changement ».

En revanche, le rôle de donné est moins clair2. Le Draoulec et Rebeyrolle (à paraître) suggérait qu’il pourrait jouer, à l’oral,en faveur d’une implication subjective plus grande3. Cette hypothèse reste cependant à vérifier. Nous avons commencé de le faire par un examen systématique de à un moment vs à un moment donné dans la partie orale du Corpus d'Étude pour le Français Contemporain4 (161 occurrences de l’un vs 173 occurrences de l’autre). Nous nous proposons ici de continuer l’exploration du rôle de donné, en élargissant la comparaison de à un moment et à un moment donné à l’écrit. On soulignera d’abord qu’à l’écrit leurs usages respectifs sont beaucoup moins fréquents: ils sont ainsi presque inexistants dans la partie écrite du même corpus (pourtant deux fois plus importante en nombre de mots). Pour en trouver suffisamment d’attestations, il faut se tourner vers une base de données telle Frantext (qui fournit 862 occurrences de à un moment et 811 de à un moment donné). À l’écrit, la problématique est en fait différente, puisque la pragmaticalisation de à un moment donné semble à peu près réservée à l’oral. On a remarqué cependant que,dans leurs usages écrits, des prémisses de pragmaticalisation sont à l’œuvre aussi bien pour à un moment que pour à un moment donné, dans la mesure où l’un et l’autre peuvent introduire un événement en relation de contraste avec la situation précédente – ce qui, même sans manifestation particulière de subjectivité, va déjà dans le sens d’un basculement. C’est le cas dans les exemples suivants:

(2) Visiblement il se fermait. Et à un moment il a explosé (Simone de Beauvoir,, 1954) Les mandarins

(3) On voit une lueur rouge vers l’ouest. À un moment donné, tout l’horizon s’embrase. (Aline Dupuy, Journal d'une lycéenne sous l'occupation, 2013)

Nous essaierons, en examinant l’ensemble des données de Frantext, de voir si la présence de donné est associée de façon privilégiée à de telles configurations de basculement; et plus généralement, de circonscrire les différents facteurs susceptibles de favoriser l’emploi de à un moment donné plutôt que à un moment.

Détail des séances

À un moment (donné) à l'oral (et à l'écrit ?)

Anne Le Draoulec, Josette Rebeyrolle

09:15