Linguistique de l’écrit

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L'histoire de l'orthographe à la fin du XIXe siècle: instrumentalité et complémentarité entre écrit et oral

Muriel Jorge

mercredi 4 décembre 2019

11:15 - 12:00

Si l’orthographe appartient sans conteste au domaine de l’écrit, on sait que la manière de définir son rapport à l’oral joue un rôle essentiel dans les descriptionsdont il fait l’objet: les points de vue des «phonocentristes», telle Nina Catach, et des «autonomistes» comme Jacques Anis sont bien connus (cf. par exemple Arrivé 1993). Au XIXe siècle, dans un contexte marqué à la fois par une volonté manifeste de réformer l’orthographe française (Firmin-Didot 1868) et par l’intérêt que suscite le passé des langues, dont témoignent les premiers ouvrages de grammaire historique de la langue française (Brachet 1867), la conception «phonocentriste» prédomine.

Bien avant la thèse de Charles Beaulieux (1927) qu’on considère généralement comme le point de départ des recherches dans ce domaine, les premières tentatives de description de l’orthographe française en tant qu’objet d’étude historique apparaissent ainsi à la fin des années 1860. Situés dans la lignée des réformateurs «rétrogrades» (Cerquiglini 2004), ces travaux s’appuient sur l’idéalisation d’un passé où les graphies suivaient la prononciation, celui du XIIesiècle, et visent à expliquer l’abandon de ce principe d’écriture initial tout en justifiant et en posant les bases d’une réforme de l’orthographe.

Dès la fin des années 1860, Gaston Paris exprime ses propres idées à ce sujet dans un compte rendu de l’ouvrage d’Ambroise Firmin-Didot précédemment cité (Paris 1868a; 1868b). Parallèlement,il dispense à Paris, dans le cadre des cours libres de la rue Gerson, un cours consacré à «l’histoire des sons de la langue française» et ouvre à l’EPHE la Conférence des langues romanes. Ses notes manuscrites montrent que l’histoire de l’orthographe n’est qu’un savoir instrumental attaché à la phonétique historique. Cependant, travailler à partir d’attestations nécessairement écrites implique une réflexion théorique sur la nature des relations entre langue écrite et langue orale. Ce questionnement se double d’interrogations méthodologiques quant aux variantes graphiques dans les manuscrits médiévaux et au choix de l’orthographe à restituer dans l’édition de textes anciens.

À travers l’examen de l’histoire de l’orthographe telle qu’on peut la percevoir dans les écrits de G. Paris, il s’agit de cerner la manière dont, dans le dernier tiers du XIXe siècle, la perspective historique, loin de se réduire à la question phonétique, articule étroitement les dimensions écrite et orale. En l’absence de la notion de graphème et de celle de phonème dans son acception moderne, écrit et oral entretiennent un double rapport d’instrumentalité et de complémentarité, tant au niveau théorique de l’analyse des unités linguistiques qu’à celui, plus pratique, de l’édition de textes.

On partira des notions opérantes dans ces premières descriptions de l’orthographe française: les lettres et lessons. Si les premières sont définies comme les «caractères employés pour figurer les mots», les seconds ne font jamais l’objet d’une véritable définition et les sons tels que les conçoit G. Paris associent aspects phoniques et graphiques. À ce premier couple notionnel s’ajoute celui que forment écriture et prononciation. La langue écrite est certes critiquée à la fois pour son inconsistance et pour son autonomie  -à-vis de la langue parlée, mais ces traits sont justement ce qui lui confère un intérêt pour l’élaboration du savoir en phonétique historique. Enfin, c’est à partir des connaissances surla langue orale établies en s’appuyant sur la langue écrite que le philologue-éditeur peut faire des choix cohérents parmi les graphies possibles en resituant le texte qu’il édite dans une évolution linguistique globale, périodisée sur la base de l’application plus ou moins rigoureuse du principe «phonographique».