Linguistique de l’écrit

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La description de la langue et les biais introduits par les artifices graphiques: réflexions épistémologiques autour du cas de l'accord des adjectifs en français

Christian Surcouf

mercredi 4 décembre 2019

14:15 - 15:00

Si l’on peut aisément admettre qu’en raison de la dimension empirique de leur discipline «les linguistes ne peuvent accéder à la connaissance du code linguistique qu'en observant attentivement les manifestations matérielles du langage» (Lerot 1993, 14), dans les langues disposant d’un système d’écriture, ces manifestations peuvent revêtir une forme orale ou écrite. À priori, dès que l’on considère l’oral comme premier phylogénétiquement, ontogénétiquement et quantitativement, il semble scientifiquement cohérent qu’«une position fondamentalement descriptiviste» mène prioritairement le linguiste à «rendre compte des langues telles qu'elles se parlent» (nous soulignons)(Boutet 1995, 74). Pourtant, comme Blance-Benveniste (2003, 317) le déplorait «lorsqu'il est question de la langue française, de sa grammaire et de son lexique, c'est en général de la langue écrite qu'il s'agit», et force est de constater qu’à ce jour il n’existe toujours pas de grammaire du français parlé faisant écho à la Longman Grammar of Spoken and Written English (Biber, Johannson, Leech, Conrad & Finegan 1999). Cependant,notre interrogation ne portera pas directement sur la question du traitement de l’oral en français mais davantage sur les enjeux épistémologiques de la description d’une langue, lorsqu’elle est dotée d’un système d’écriture comme c’est le cas du français.

Tout linguiste entreprenant de décrire le français à l’aide du français enchevêtre inévitablement deux usages dela langue, conçue à la fois comme objet à décrire et outil de description (ou métalangue). Or, et l’objet et l’outil existent sous leurs formes écrite ou orale, aboutissant dès lors aux quatre configurations suivantes, où (a) et (b) s’avèrent congruentes dans la mesure où l’objet et l’outil sont de même nature:

OBJET-LANGUE OUTIL DESCRIPTIF
(a) oral-oral congruent
(b) écrit écrit
(c) oral écrit non-congruent
(d) écrit oral

Tableau 1– Les quatre configurations entre l’objet-langueet l’outil descriptif dans leurs dimensions orale et écrite

En tant qu’outil de description de l’oral, l’écrit offre la possibilité de représenter durablement les énoncés, les rendant analysables à souhait. Il permet par ailleurs l’accumulation des données, leur comparaison, leur classement, leur catégorisation, etc., et – fonction fondamentale dans le développement de toute science –, la compilation et la transmission des savoirs dans l’espace et dans le temps. Toutefois, aussi précieux soit-il, le recours à l’écrit n’est pas exempt de problèmes épistémologiques, dans la mesure où:

l'écriture n'est pas un simple enregistrement phonographique de la parole[...]; l'écriture favorise des formes spéciales d'activité linguistique et développe certaines manières de poser et de résoudre les problèmes : la liste, la formule et le tableau jouent à cet égard un rôle décisif. (Goody 1977/1979, 267)

À titre d’illustration, observons le cas de l’accord de l’adjectif en français, tel qu’il est décrit ici:

Selon la formule consacrée, «l'adjectif s'accorde en genre et en nombre avec le nom auquel il se rapporte». Pour le nombre, l’adjectif fonctionne comme le nom: il oppose une forme du singulier à une forme du pluriel. Pour le genre, [...]l’adjectif présente un genre variable (masculin ET féminin), que lui confère le terme nominal auquel il se rapporte.[...] Chaque adjectif comporte donc quatre formes (fort/forte/forts/fortes), mais qui ne sont pas toujours distinctes. (Riegel, Pellat & Rioul 2009,603)

D’un point de vue scientifique, la formulation «quatre formes [...] pas toujours distinctes» ne peut qu’interpeler par son caractère énigmatique. Bien que les quatre orthographes différentes proposées entre parenthèses semblent justifier l’évocation de «quatre formes», elles ne correspondent en revanche qu’à deux formes orales [fɔʁ] et [fɔʁt]. S’il est clair que «présente un genre variable (masculin ET féminin)» ([fɔʁ]/[fɔʁt]), qu’en est-il de la variation en nombre censée«oppose[r]une forme du singulier à une forme du pluriel»? On voit ici poindre le biais introduit par le recours à l’orthographe, venant implicitement contredire le principe de la primauté de l’oral.

À ceci s’ajoute, ce que nous appellerons la «pensée tabulaire»,procédant en l’occurrence de l’artifice graphique constitué par le tableau. Tout linguiste analysant la langue française remarquera que certains adjectifs varient en genre ([fɔʁt], [fɔʁ]), et certains en nombre ([bʁytal], [bʁyto]). Chacune de ces deux variations offrant deux solutions, on obtient alors 22 solutions synthétisables sous la forme d’un tableau, permettant immédiatement de croiser ces deux dimensions.

Le linguiste pourra alors recourir à ce tableau pour s’assurer de couvrir de manière exhaustive tous les casde figuredu corpus analysé. Toutefois, si:

la forme tabulaire est propice à mettre au jour les régularités qui n'apparaissent pas directement dansl'échange linguistique,elle va [...] plus loin, puisqu'une fois le cadre fixé, la régularité descriptive est imposée aux phénomènes. Il se peut alors que les phénomènes n'y correspondent pas. (Auroux 1994, 53-54)

Là n’est cependant pas le seul écueil. En effet, en tant qu’artifice graphique, le tableau requiert impérativement une forme graphique pour son remplissage, et écarte par là même la forme parlée de la langue pourtant à l’origine de la description. La «pensée tabulaire» induirait donc un double-biais dans la mesure où l’usage du tableau 1) donnerait l’illusion d’une régularité (de type «tous les adjectifs s’accordent en genre et en nombre»), et 2) n’admettrait que des formes graphiques, qui, si elles sont introduites sous leur forme orthographique,biaiseront la description. Dans notre communication, nous examinerons en détail le cas de l’accord de l’adjectif en françaisdans sesdimensions orale et écriteen nous basant notamment sur l’étudede Seguin (1973), et nous réfléchirons à l’impact du biais induit par la dimension graphique de l’outil d’analyse constitué à la fois par l’orthographe et la pensée tabulaire. Cette réflexion nous conduira à poser un regard épistémologiquecritique sur la valeur en synchronie desdescriptionsoffertes dans les grammaires linguistiquescontemporaines, et les répercussions possibles que de telles descriptions peuvent engendrersur l’enseignement-apprentissage du français langue maternelle et étrangère(voir Beacco 2010, 48.