Linguistique de l’écrit

Revue internationale en libre accès

Conference | Intervention

Énonciation matérielle et action avec les mots

Marion Carel, Dinah Ribard

mercredi 4 décembre 2019

14:00 - 14:45

Austin (1962) construit la notion d’acte illocutoire à partir de l’oral. C’est seulement au détour d’une phrase qu’il fait allusion à l’écrit, pour noter une différence: le rôle de celui qui a matérialisé les énoncés. Alors qu’à l’oral ce sujet parlant (nous reprenons la terminologie de (Ducrot, 1984)) serait l’auteur des actes illocutoires, par contre à l’écrit, toujours selon Austin, ce serait le signataire qui agirait. Fraenkel (2002) fait un pas de plus. S’appuyant sur l’étude des messages affichés dans New Yorkaprès le 11 septembre, elle montre que les actes illocutoires eux-mêmes peuvent du même coup diverger entre l’oral et l’écrit: signable progressivement par plusieurs, l’écrit permettrait par exemple une forme d’acte illocutoire collectif impossible à l’oral. Nous nous proposons dans cette intervention de prolonger ce questionnement en montrant que les acteurs, contraints à l’écrit d’allier la langue à l’énonciation matérielle, peuvent par contre à l’oral allier la langue à des gestes (prendre une cuiller, une dosette de café, …) et effectuer ainsi une nouvelle variété d’actes immédiats avec les mots.

Un retour sur la notion même d’acte illocutoire sera pour cela nécessaire. On connaît la formule d’Austin: les actes illocutoires s’effectuent in saying, les actes perlocutoires s’effectuent by saying. Searle (1979) précise cette opposition en supposant que les actes illocutoires sont inscrits dans la signification. Tout acte locutoire – oral ou écrit – entraînerait l’acte illocutoire et il faudrait des circonstances spéciales pour que le lien se rompe et qu’un auteur puisse, par exemple,tenir un récit de fiction. Mais comment faire le tri? Doit-on bannir les félicitations des actes illocutoires? Et comment comprendre qu’un auteur de fiction puisse soutenir une morale? C’est une solution différente de celle de Searle que nous défendrons. Selon nous, la signification linguistique contient uniquement une description de l’énonciation linguistique et il faut un effort de plus pour la transformer en action. En elle-même la signification linguistique influence seulement l’interaction verbale ou la construction du texte-comme le note Ducrot (1977), une question décrit sa suite comme une réponse et en cela contraint l’interlocuteur en tant qu’interlocuteur mais l’être du monde à qui elle est adressée est libre de quitter l’interaction. Pour qu’il y ait action in saying – comme Austin, nous parlons d’actions réelles, historiques, faites dans le monde par des êtres du monde – il faut plus (nous rejoignons sur ce point (Berrendonner, 1982)). Il faut qu’un être du monde se saisisse de l’énonciation linguistique et, plus largement, du sens de l’énoncé, et l’inscrive dans une réalité matérielle. A l’oral, cette réalité matérielle est variée: le sens de je te pique ta cuiller peut, matériellement produit en se saisissant d’une petite cuiller, s’inscrire dans ce geste et donner lieu à une nouvelle action immédiate avec les mots – piquer une petite cuiller à quelqu’un qu’on connaît. A l’écrit par contre, seule l’énonciation matérielle est disponible: c’est elle qui, si elle est chargée du sens de l’énoncé par un acteur, se transformera en action. Une action fondamentalement ambiguë: alors qu’ils sont lus actuellement comme des témoignages, les poèmes à l’énonciation linguistique témoignante de Marc de Larréguy, mort à Verdun, sont compris par Romain Rolland comme une malédiction contre la guerre (Carel et Ribard, 2016). Les actes illocutoires se font en disant en cela seulement qu’ils résultent de la matérialisation de la signification linguistique.

Nous confronterons ces propositions à des documents historiques (lettres de cachet adressées à Bussy Rabutin, demandes de secours littéraire de Savinien Lapointe, témoignages poétiques de la première guerre mondiale …) et à des échanges oraux quotidiens. Nous nous intéresserons tout particulièrement à un possible contre exemple, le cas d’un mot, laissé derrière l’essuie-glace d’une voiture en stationnement, par un automobiliste qui l’a endommagée: je fais semblant de vous laisser mon numéro de téléphone car je viens d’abîmer l’aile de votre voiture et on me regarde