Linguistique de l’écrit

Revue internationale en libre accès

Conference | Intervention

Et initial de phrase graphique vs de période

Gilles Corminboeuf

mercredi 4 décembre 2019

08:30 - 09:15

La communication portera sur le connecteur Et placé après une ponctuation forte (un point, un point-virgule). On parle parfois de Et « initial de phrase » (Antoine 1958) ou de Et « de relance rythmique » (Bordas 2005). En voici un exemple:

Il sortit vingt francs de son mois, reçu de la veille et encore intact, il fit venir du vin ; on but. Et il se répétait: « Tout est plaisir alors, il n’y a plus que du plaisir ». Dans les yeux des autres et sur leurs bouches qui riaient, il voyait cette phrase écrite; et leurs fronts déplissés comme ceux des petits enfants. Et au delà de ce plaisir, lui et tous avec lui, ils en sentaient venir un autre, car il faut prendre du plaisir par tout le corps. Et toujours mieux il comprenait qu'il avait vécu dans l’erreur, et n’avait vu qu’un côté de la vie; et à présent elle était devant lui, tout entière visible, comme une poche retournée. (Ramuz, Aimé Pache, peintre vaudois)

—Dans la première partie (brève) de notre exposé, nous montrerons qu’il existe une contradiction entre les méta-discours normatifs (p.ex. les discours des enseignants, cf. Berrendonner 2014, Elalouf 2016) – qui stigmatisent cet usage de Et–, et les faits empiriques: ainsi, dans 22 romans de Zola de la base Frantext, on compte 15 ́645 occurrences du connecteur Et dans cette position, soit une occurrence de Et après une ponctuation forte tous les 228 mots.Dans Aimé Pache, peintre vaudois de Ramuz, on compte une occurrence de ce Et tous les 110 mots. Il apparaît manifeste que la réalité langagière est déniée par les méta-discours en circulation.

Nous présenterons ensuite succinctement le positionnement et la démarche de Charles-Ferdinand Ramuz quant à son style et au français parlé: « J’ai écrit (j’ai essayé d’écrire) une langue parlée » (Ramuz, Deux Lettres). Les effets d’oral représenté dans la narration ramuzienneont été documentés à de nombreuses reprises (Durrer 1996, Rouayrenc 2000, Meizoz 2001, Béguelin 2013). On peut penser par exemple à l’usage récurrent des pronoms ça et on, du verbe c’est, de il y a(vait), des répétitions en tout genre, etc. –autant de phénomènes que l’on observe généralement plus massivement dans l’oral spontané que dans l’écrit destiné à la publication.

—Dans la deuxième partie (brève, elle aussi) de notre exposé, nous ferons le rapport entre discours normatifs et oral représenté. Cet emploi de Et est régulièrement stigmatisé par les diseurs de norme. Antoine (1962) écrivait qu’il n’était jamais entré dans la norme du français moderne. Une explication à une telle stigmatisation pourrait être que cet emploi est parfois associé aux « récits de traditions orales » (Mahrer 2006). L’oral reste de fait l’objet de jugements de valeur défavorables en comparaison avec les genres écrits. Or Ramuz a été vu comme un précurseur (par exemple par Céline ou Pinget) dans la manière de transposer certains aspects de l’oralité, afin de les transposer dans une « langue »fictive .Mais il s’agit bien d’une représentationde l’oral – par définition factice, produit de l’expérimentation stylistique; mais (si la représentation « marche ») elle est instructive quant à l’image de l’oral qui est renvoyée.Si une représentation peut entretenir un rapport très lâche avecle phénomène contrefait, il n’en demeure pas moins queces contrefaçons littéraires de l’oralité témoignent toujours de l’image (éventuellement approximative, gauchie ou convenue) que l’on se fait du français parlé.

—Enfin, dans une troisième partie, nous nous pencherons plus précisément sur l’opposition oral – écrit. On pourrait voir une forme de paradoxe dans le fait qu’un Et outil organisationnel (on a parfois parlé d’un « rôle architectural ») – auxiliaire d’une narration très construite, au service d’effets énonciatifs singuliers – passe pour représentatif du français parlé. Et s’il passe pour tel, c’est sans doute qu’il est tenu pour non standard. Cela dit, si ce n’est pas un aspect caractéristique du français parlé qui est représenté, que représente-t-on au moyen de ce Et placé après une ponctuation forte? A la suite de Bordas (2005), nous postulerons que Et marque un changement de plan –changement qui peut se manifester de divers manières. Une manifestation possible de cette alternance des plans consiste en le (sur-)marquage d’une transition énonciative. Chez Ramuz, le connecteur Et placé après une ponctuation forte est en effet très souvent l’indice d’une dissociation énonciative (Mahrer & Tuomarla 2009). Nous montrerons d’une part que certains indices constituent les adjuvants d’une narration protéiforme, aux ancrages perceptifs multiples, qui brouille la référence tout autant que les plans énonciatifs –le pronom on (Béguelin 2014) et les pronoms à référence vague ça et c’ (dans c’est) – et nous ferons d’autre part l’hypothèse que le Et après une ponctuation forte œuvre « en sens inverse », en sur-marquant les changements de plan énonciatif.

Détail des séances

À un moment (donné) à l'oral (et à l'écrit ?)

Anne Le Draoulec, Josette Rebeyrolle

09:15